Retranscription, si vous préférez lire :
José Emilio Pacheco,
Tu mourras ailleurs,
Éditions la Différence
L’ouvrage
Ce livre est d’abord l’histoire d’un récit. Nous sommes en présence de deux personnages, et le narrateur nous abreuve d’hypothèses à leur sujet. Il ya d’une part quelqu’un qui est là pour observer, traquer, rechercher, ou écrire sur M. Et M, bien entendu on comprend assez vite qu’il s’agit d’un criminel nazi, mais c’est avant tout le spectre du nazisme lui-même qui ne sera jamais réellement mort ; de la haine de l’homme envers l’homme. Et quelqu’un est à la fois celui qui veut se venger, est à la fois le porteur de mémoire, et une espèce d’écrivain lamentable qui voudrait s’approprier la mémoire d’autrui et en éprouve des scrupules. Et tout cela se retrouve dans cet ouvrage.
Le sujet
C’est assez fou parce qu’avant la moitié de l’ouvrage, qui est pourtant assez court (qui fait très exactement 183 pages), on ne sait pas de quoi on parle. Parce que les récits s’entrecroisent entre les diverses hypothèses et un récit historique de la chute du temple de Jérusalem, des paragraphes, ensuite, qui évoquent la Seconde Guerre mondiale, mais aussi les croisades avant ça… Bref tout l’historique, malheureusement, des pogroms et d’extermination du peuple juif. Donc on ne sait pas de quoi ça parle et on sait de quoi ça parle en même temps. C’est un récit complexe, un récit mosaïque ou plutôt kaléidoscope. Parce que ça ne fait pas… Si on se recule, on ne voit pas un motif uniforme, on voit des fragments, justement, qui racontent une histoire mais qui ne créent pas un motif en soi.
La rencontre
Et honnêtement ce livre est tombé vraiment à point nommé chez moi. Parce qu’il y a déjà des rencontres comme ça, par hasard, dans les librairies ; qui ne sont pas du hasard parce que… Parce que Dieu ne joue pas aux dés ! Disons que je tournais en rond moi-même avec une propre histoire de Shoah, de Shoah par balle, en Ukraine, et de mémoire impossible à faire puisque ma propre narratrice (donc d’un livre qui sortira peut-être un jour, probablement) est originaire de la communauté Rrom. Elle n’a pas en sa possession de mémoire, parce que la mémoire s’est faite silence, parce que les archives sont muettes, parce que plus aucune trace n’existe.
Les recherches
Donc j’ai réalisé énormément, énormément, de recherches sur ce sujet là, sur l’histoire de l’Ukraine durant la Seconde Guerre mondiale, sur l’histoire de l’extermination et des Rroms et des juifs durant la Seconde Guerre mondiale… Et, bien entendu, il y a toujours cette part de conscience qui vous grignote et qui vous dit que ce n’est pas à vous de parler de ça. Parce que vous n’êtes pas juif, pas rrom, pas ukrainien, et de quel droit vous permettez vous de prendre la parole ? Et est-ce que ça intéresse encore quelqu’un ? Il y a dans Tu mourras ailleurs tout un passage, justement, sur ce que l’auteur a pu entendre sur son projet de livre, qui est assez édifiant.
Extrait :
– Nous ne sommes pas intéressés – Nous avons déjà lu des choses semblables des millions de fois – Personne ne se souvient plus de la Seconde Guerre mondiale – Nous avons aujourd’hui à faire face à des problèmes beaucoup plus importants – Déjà vu – Déjà entendu – Vous vous êtes contenté de résumer certains livres – Votre optique est tout sauf objective – C’est plus que ce que peuvent endurer nos lecteurs – Il y a déjà tant de conflits dont nous devons parler, en dehors de tout ce qui peut concerner le Mexique, ce n’est pas pour retourner à ce qui se passait en Europe il y a trente ans – Génocide ? – Et ceux qui aujourd’hui meurent de faim ? – Revenir sur le passé fait plus de mal que de bien – La meilleure chose à faire pour lutter contre le nazisme c’est de l’oublier – Chaque nouvelle attaque lui redonne vie – Comment pouvez-vous écrire sur quelque chose que vous n’avez pas vécu – Le nazisme est un cauchemar qui n’empêche plus personne de dormir – Je suis certain qu’il n’y a pas un pour cent des choses que vous affirmez qui soit vrai – Ce qui se passe, c’est que l’Allemagne a perdu la guerre, un point c’est tout – Encore un qui a cru tout ce que racontait la propagande communiste contre Hitler – Vous n’êtes pas juif, pourquoi diable vous occuper de ce procès ? – Vous voulez sans doute qu’on vous remercie ! – Pourquoi n’écrivez-vous pas sur les Indiens du Mexique – Pourquoi n’utiliseriez-vous pas les documents que vous semblez posséder pour écrire un article qui parlerait aussi du bombardement de Dresde ordonné par Churchill, des crimes de Staline (Hitler est au-dessous de la vérité lui assure-t-on, c’est Staline qui a inventé les camps de concentration), des purges en Chine, des lavages de cerveau en Corée et au Viêtnam, d’Hiroshima et de Nagasaki ? – Nous pourrions peut-être publier un travail de ce type dans notre numéro anniversaire – Sans vouloir vous offenser, cher monsieur, il me semble que ces salauds de Juifs ont eu une part de responsabilité dans leurs échecs successifs – N’ont-ils pas été les premiers marmitons discriminateurs ? Non ? – Tout n’est pas mauvais chez Hitler – On ne peut pas tout rejeter comme ça en bloc – Soyons francs, nous sommes entre gens civilisés : au début de la guerre beaucoup d’entre nous souhaitions une victoire des nazis ; souvenez-vous de la question de l’expropriation pétrolière – Déjà, du temps du Kaiser, les Allemands avaient promis de nous aider à reconquérir la Californie, le Texas et tout ce que les États-Unis nous avaient volé si nous jetions dehors les Américains – Vous n’avez vraiment rien d’autre à faire que de perdre votre temps à ces imbécillités, alors qu’il y a tant d’injustices, tant de voleurs dans l’administration publique et que tant d’hommes meurent encore de faim dans notre pays – Puis il n’y a jamais eu d’antisémitisme ici – Demandez-le aux Juifs et vous verrez – Il possèdent tous les postes clefs du commerce –
Tout ceci tout ceci (si cela existe et s’il ne s’agit pas de calomnies inventées pour justifier ses frayeurs) ne fait qu’augmenter en lui la volonté d’écrire sans peur ni espoir un récit par le biais du vieux système mettant en parallèle deux actions concomitante – l’une oubliée, l’autre sur le point de l’être –, et permettant de vaincre l’inutile pudeur d’écrire sur ce qui l’a déjà été et les difficultés à trouver une documentation irréprochable dans une ville sans bibliothèques publiques ; bien qu’il ne dispose pour parler du ghetto de Varsovie que de références sans réels rapport entre elles, quand elles ne sont pas contradictoires ; et pour raconter la destruction de Jérusalem du récit que nous a laissé Flavius Josèphe : un traitre, un collaborateur qui voyant sa défaite irréversible pactisa avec ses oppresseurs et, tel un esclave, pris le nom, Flavius, de ses maîtres ; il écrivit son texte à Rome, sous la surveillance de Titus, afin que soit atténuées les atrocités commises contre son propre peuple, que soit fait le panégyrique de la puissance romaine et passés sous silence les actes de résistance ; si l’homme, comme c’est inévitable, se réfère au livre de Josèphe, il devra le lire avec grande circonspection et souvent adopter un point de vue diamétralement opposé à celui de son auteur.
Mais l’on peut aussi se demander jusqu’à quel point l’obstination de cet homme à vouloir coûte que coûte faire référence à des crimes historiques ne constitue pas un alibi tandis que flotte dans l’air cette tenace odeur de vinaigre
les meurtres continuent à se perpétrer, les bactéries et les gaz nocifs à poursuivre leur effet, les bombes à raser les hôpitaux et les léproseries, les rafales de mitraillettes à balayer les nouveau-nés, le napalm à tomber sur les civils (en premier lieu les enfants) avant que de toucher des guérilleros qui s’évanouissent aussitôt qu’apparus dans les rizières ou les galeries souterraines ; des villages entiers sont brûlés, leur population exterminée, les survivants rassemblés dans des camps de concentration, les prisonniers torturés, jetés agonisants deans de grandes fosses communes, ou survivant avec le foie perforé, ou écrasé par les chenilles des tanks, ou empoisonnés avec du sel de Saturne dans le riz ;
on essaie d’arracher aux suspects des confessions en simulant des exécutions avec des armes chargées à blanc ou à coup de gourdin ; souvent les envahisseurs dépassent les bornes de l’humain et écorchent les survivants et les pendent aux arbres comme exemple pour leurs compatriotes et confient les basses besognes à d’autres prisonniers afin de ne pas se salir les mains ;
et toutes ces actions mémorables sont couvertes par le manteau des phrases redondantes, pas des hymnes et des harangues enflammés exhortant les croisés qui foulent de leurs pieds les forêts vierges, les plaines, les plateaux, les rizières ; de douces paroles, si semblables au-delà des siècles en quatre langues et en quatre mondes différents ;
jusqu’à quel point ?
parce que la haine est la même, le mépris est le même, l’ambition est la même, le rêve de conquête planétaire est encore le même ;
et face à cette horreur, une série de petites phrases propres, de paragraphes symétriques consciencieusement alignés sur une feuille de papier quadrillé, aussi lamentables dans leur effort que la volonté de la fourmi qui aurait l’outrecuidance de vouloir stopper la Panzer division dans sa marche triomphale vers le Temple de Jérusalem, Tolède, la rue Zamenhof, Da Nang, Quang Ngai, et d’autres étranges noms d’un monde étrange.
Les doutes
C’est tout un ensemble de questions que José Emilio Pacheco s’est posé, donc, avant 1967 ; puisque le récit date de 1967. Questions qu’il s’est posées dans un contexte de guerre froide, dans un contexte bien différent du nôtre concernant la mémoire de la Shoah, puisque les sources n’étaient pas encore sorties. Toutes les sources historiques auxquelles on peut avoir accès aujourd’hui, n’étaient soit pas encore écrites, soit pas encore déclassifiées. Et la mémoire de la Shoah était encore hautement politisée, puisque dans un contexte de guerre froide, il y avait toute la question de savoir si ce n’était pas… (notamment sur le continent américain, c’est ce qu’on découvre dans l’ouvrage, apparemment c’était une réalité) Il y avait, donc, aussi toute la question de : finalement est-ce que ce n’est pas une une invention communiste pour blâmer le capitalisme.
Mes doutes
Le nazisme et toutes ces thématiques-là sont presque devenus des tropes littéraires, à l’heure actuelle. Et du coup, ça rajoute peut-être la question, aussi, de savoir : est-ce que je ne me sers pas d’un trope, plus que de vouloir rendre hommage à quiconque, ou exprimer le… disons le questionnement ou le mal être de quiconque. Et donc ce livre, grâce à cette centaine de pages, fort justement trouvé par hasard, a balayé mes derniers doutes et m’a fait dire que : finalement, oui, j’avais suffisamment travaillé sur ce roman (que j’ai porté pendant presque quatre ans). J’avais suffisamment travaillé sur ce récit, et maintenant, je pouvais le laisser-aller.
Coup de cœur
J’ai terminé Tu mourras ailleurs de José Emilio Pacheco qui est un récit polymorphe, étrange, imbriqué, symbolique. Il y a vraiment une filiation avec Borges, vraiment, qui est un auteur que j’aime beaucoup. Il y a une filiation avec Borges, il y a une filiation avec, aussi, tout… Une filiation complètement inconsciente, parce que je doute que les auteurs bosniaques et croates et serbes et… (enfin, les auteurs d’ex-Yougoslavie) lorsqu’ils évoquent le trauma de la guerre et de l’exil, aient lu José Emilio Pacheco. Mais de fait, il y a dans cette structure romanesque fragmentaire et fragmentée, cette structure, finalement, d’inventaire, un peu pêle-mêle mais à la fois avec une convention plus ou moins chronologique, pour ne pas trop perdre le lecteur. Il y a cette parenté-là, aussi. Donc, finalement, on se retrouve dans une famille littéraire que j’aime beaucoup.
Conclusion
Voilà, terminé Tu mourras ailleurs de José Emilio Pacheco, collection Minos chez La Différence, édité en 2009, traduit de l’espagnol mexicain par Gérard de Cortanze. Terminer cette lecture m’a finalement permis de terminer mon écriture, aussi… Et voilà. Donc mon manuscrit de récit, qui s’appelle Ceci n’est pas un roman ukrainien est aujourd’hui parti vers des maisons d’édition. Voilà, donc j’ai besoin de tout toutes vos bonnes ondes, aussi. C’est un appel aux bonnes ondes ! Pour l’accompagner ! Et de toute façon, je vous tiendrai au courant de toutes ses aventures. En tous cas merci de m’avoir écoutée !
Un avis sur « Comment un livre est une rencontre et peut vous aider à clore un projet de roman que vous ne parvenez pas à considérer comme terminé… »