1. Paris – Chartres
Mardi 13 janvier 2015, 6 heures tapantes.
J’apprends qu’on appelle cela « les laudes » par le prêtre épiscopalien vers lequel je me suis tourné. Je ne suis pas croyant pour deux sous, et je n’allais quand même pas aller chez les catholiques. Les Romains, il paraît qu’il faut dire les Romains pour faire la différence… Je n’allais pas partir sans enquête préalable, sans savoir dans quoi je me lançais. Et un copain m’a parlé de ces chrétiens-là, qui ordonnent des femmes, qui prêchent l’amour et l’inclusion de tous. Et puis, ils sont anglophones, ça réconforte mon snobisme épris d’outre-Atlantique. Bon, c’est sûr que je risquais moins qu’en partant en Libye… Mais quand même, un peu d’instruction ne peut nuire.
Le prêtre m’a écouté avec beaucoup d’attention, semblait-il. L’anticlérical en moi se disait qu’il faisait son boulot. Jusqu’à ce qu’il me donne son numéro de portable pour que je lui envoie un texto si j’avais besoin d’aide ou de conseils et que je le tienne au courant de mon périple. Là, ça m’a scotché. Même mon psy ne s’était jamais montré aussi prévenant. Qu’est-ce que ça lui rapporterait que je me convertisse ? Ils ne sont pas payés au nombre de fidèles que je sache. Et heureusement pour eux…
Par correction, je lui ai écrit :
« il est 6 heures, je suis à la Tour Saint Jacques, si tout va bien je serai vers 13 heures à Chartres ».
Oui par correction, je suis quand même un garçon bien élevé. Je ne vois pas pourquoi j’aurais besoin d’aide, me dis-je en haussant les épaules.
Vélo, sac de randonnée bien rempli, tente au cas où, même si j’espère trouver un lit dans les gîtes pour pèlerins, j’ai légèrement passé l’âge du camping sauvage. Je pars à vélo, d’après mon médecin ce n’est déjà pas raisonnable vu l’état de mon genou. Alors, partir à pied…
Premier jour, je pars, seul. C’est à croire que personne ne part jamais de Paris pour Compostelle. C’est vraiment étonnant. J’aurais dû faire des recherches sur le profil des pèlerins. Mais au fond ce n’est pas cela qui m’intéresse. Je veux faire la route et voir ce que j’y trouve. Pour une fois partir sans bagage intellectuel, sans préjugés, sans avoir à chercher les profils qui feront bien auprès de mes lecteurs. Mon chef m’a pris pour un dingue quand je lui ai annoncé que je partais. Il a fallu que je le rassure :
- Ne t’inquiète pas Hugues, je ne te fais pas une crise mystique, je veux voir comment les gens qui font Compostelle appréhendent l’actualité, le monde.
- Tu veux vraiment savoir comment une bande de bigots voit le monde ? m’a-t-il lancé en riant. Tu ne serais pas plutôt en train de fuir ? Après tout, fais ce que tu veux, avec ta foutue blessure je ne peux même pas t’envoyer à Damas de toute façon. T’avais fait du bon boulot à Gaza pourtant, je suis obligé d’envoyer Ludo à ta place.
- Il fera ses armes le petit, et si tu veux mon avis il a déjà tout d’un grand. C’est un Pulitzer ce gosse.
- Faudra juste qu’il trouve quelque chose de nouveau… On patine dans le réchauffé.
C’était hier. À présent je me dirige vers Chartres. C’est une longue route pour un début, mais je me dis que si je démarre fort, j’irai loin, contrairement à ce qu’on dit. Je veux entrer dans le vif du sujet. Et puis je me dis qu’un pèlerinage suivi par Péguy ne peut pas être foncièrement mauvais. Et puis Chartres… C’est déjà partir vers l’ouest.
13 h 27
J’arrive à la cathédrale Notre-Dame de Chartres. Très beau bâtiment. Les deux tours asymétriques y apportent quelque chose d’attendrissant. Je n’aime pas la symétrie. C’est ennuyeux, c’est froid et rigide. Les tapis perses sont dissymétriques. Il paraît que c’est pour ne pas être parfaits et ne pas se comparer à la création. Mais c’est cela qui les rend parfaits à mes yeux.
J’entre… Le père Germain m’a dit que le plus dur pour un esprit comme le mien serait d’apprendre le recueillement. Ou dans un premier temps l’observation. « Vous avez un esprit habitué à écouter et répéter, à chercher toujours derrière tout et tous, il va vous falloir apprendre à attendre que les choses viennent à vous dans un moment de calme. Certains nomment ça la méditation, l’illumination… Moi j’appelle cela Dieu. » Voilà ses mots.
Effectivement ce n’est pas simple. Que fait-on dans une église ? Je veux dire, une fois qu’on est entré et qu’on a regardé, si on ne met pas un cierge ou qu’on n’écoute pas la messe, on fait quoi ? Oui, le vitrail est magnifique mais je ne comprends pas cette fille assise qui s’extasie depuis un quart d’heure… Bon l’avantage, à Chartres, c’est qu’il y a le labyrinthe qu’on arpente. À mi-parcours, j’ai l’impression qu’il s’agit en fait d’un parcours ludique, d’un livret jeux pour enfant… Ce n’est pas désagréable, mais je ne vois ni le but ni l’intérêt. Faire le vide ! Ça ne peut pas être si compliqué que cela…
Je sors de la cathédrale après avoir parcouru tout le labyrinthe. Huit fois. Pour parvenir à peu près à ne penser à rien d’autre que mes pas. Au fond ce n’est pas si éloigné des mandalas sur lesquels j’avais réalisé un reportage il y a trois ans au Tibet et que j’avais trouvés admirables. Ça me paraît si loin maintenant… Je suis perdu dans mes souvenirs quand un homme large et grand, assez contrefait, m’interpelle dans une de ces petites rues qui repartent de la cathédrale.
Il me demande si je vais à Compostelle. Je lui réponds que oui. Il veut parler un peu, il se demande s’il ne le fera pas aussi, un jour, ce chemin si long qui traverse l’Europe. Il dit qu’après tout il en a fait une bonne partie déjà…
Nous nous installons pour prendre un café, il doit être dans les trois heures de l’après-midi, les gens commencent à déserter les brasseries.
Il s’assied et la chaise grince un peu. Après avoir observé ses énormes mains un moment, il me jette quelques regards et commence à parler. Sa voix me rappelle un peu celle de Gabin dans un film écrit par Audiard.
« L’hiver fut long cette année-là, tu sais.
« Non ; cela n’est qu’un mensonge, il dura exactement ce que dure un hiver… Mais il fut certainement plus dense. La mémoire fut bien plus lourde qu’à l’accoutumée.
« As-tu remarqué comme l’an ne commence qu’en février ? Janvier n’est qu’un prolongement, un fondu au noir — comme ils disent au cinéma — de l’année qui s’achève. Février et sa brièveté maladive conviennent bien mieux au commencement. C’est un mois en gestation, en devenir, un peu difforme, un parent éloigné de la fratrie…
« Mais cette année, cette année janvier fut une agonie.
« La peine de plusieurs années est tombée sur mon cœur en ce mois de janvier.
« Pourtant, je connais la douleur et la tristesse, on m’a tellement traité de monstre, moi je ne voulais que vivre…
« Il y avait, j’avais et chacun avait, le rêve de se définir par des choix et à travers plusieurs héritages. Oui, plusieurs cultures. Et le souvenir si tendre et douloureux de toutes celles et ceux qui s’étaient endormis avec la certitude de léguer un monde meilleur à leurs enfants… Un monde dont ils avaient rêvé, qu’ils avaient espéré, construit et reconstruit.
« Quand je suis né… Quand je suis né cette fois-ci (je suis revenu tant de fois à la vie) … c’était à Prague. Je crois pouvoir dire que l’espoir est né en un sens la même année, une année qui semblait être un soir…
« Ce soir-là, il n’y avait plus de frontière entre le Mississippi et la neige.
« Ce soir-là, on ne parvenait même pas à oublier les armes…
« Ce soir-là, le Paraguay votait.
« Ce soir-là, la Hongrie avait le choix du lendemain.
« Ce soir-là, l’intégrisme voulait déjà faire taire une plume indo-britannique.
« Ce soir-là, on fuyait déjà l’Afghanistan !
« Ce soir-là, on jeûnait sous la terre encore yougoslave.
« Ce soir-là, des bonzes étaient assassinés.
« Ce soir-là, on voulait faire parler l’Est et l’Ouest sans canon.
« Ce soir-là, une nouvelle pyramide s’élevait vers le ciel.
« Ce soir-là, des poings se levaient à Pékin.
« Ce soir-là, on aurait pu faire la paix en Palestine… Peut-être.
« Ce soir-là, les portes de la forteresse hongroise s’ouvraient.
« Ce soir-là, un changement s’était produit que personne ne pouvait encore définir…
« Ce soir-là, une légende mourait en Iran pour devenir un mythe.
« Ce soir-là, du sang coulait à Tian’anmen.
« Ce soir-là, on enfermait le peuple birman.
« Ce soir-là, Genève parlait des droits de l’Homme.
« Ce soir-là, les gueules noires réclamaient du savon.
« Ce soir-là, l’Europe s’agrandissait déjà.
« Ce soir-là, la Pologne était Solidaire !
« Ce soir-là, les barrières tombaient entre Noirs et Blancs.
« Ce soir-là, on voulait divorcer en Yougoslavie.
« Ce soir-là, Stockholm saluait le Tibet.
« Ce soir-là, partait le dernier vol pour Berlin Ouest !
« Ce soir-là, on ne tirerait pas sur la frontière !
« Ce soir-là, le fantôme de Staline était assassiné en Tchécoslovaquie.
« Ce soir-là, malgré tout, la démocratie était une maladie contagieuse, et le monde basculait dans une nouvelle ère. La roue de la fortune, du temps ou du dharma était repartie, alors l’air est à nouveau entré dans mes poumons.
« Qu’avons-nous fait de tout cela ?
« Il me semble que nous en avons fait beaucoup. Mais bien sûr, il est si simple de se laisser fasciner par les failles, les manquements et les brèches… Pourtant il y a tant de mieux ! À dire vrai, le meilleur et le pire en même temps. Cette époque me ressemble : formidable, extraordinaire et effrayante en un seul mot. »
La scène est extraordinaire. Voilà dix minutes, au moins, qu’un homme que je ne connais pas me déroule un monologue des plus théâtraux. Avec de petits gestes qui semblent immenses tant ses mains le sont. Ma curiosité n’y tient plus, je lui demande quel est son nom, ce qu’il fait dans la vie et d’où il sort son récit.
« Golem. Je ne fais rien d’autre que d’’être moi. Les croyants m’ont oublié depuis longtemps, ils ont créé de meilleures armes que moi. Et ce n’est pas une histoire jeune homme, c’est mon histoire. Enfin, une partie. L’histoire de ma dernière vie. Si tu ne crois pas les gens que tu croises, que penses-tu trouver à Compostelle ? Pour arriver à Compostelle, il te faudra croire. Je suis le Golem. Ça ne se voit pas ? »
Je bredouille que je n’avais jamais songé à quoi il pouvait ressembler.
« Pourtant tu es quelqu’un du genre qui se demande beaucoup n’est-ce pas ? Et tu entends aussi, parfois ? Enfin, entre deux questions, quand tu te tais un peu… »
Je lui avoue ma profession et les raisons qui me poussent à partir vers Compostelle au lieu de Damas ou Mossoul.
« Alors je te souhaite bon courage, parce qu’il en faut pour prendre du recul ces temps-ci… Et comme je te l’ai dit, si tu veux ou peux faire quelque chose, ne te gêne pas. J’ai fait pas mal de route tu sais, alors je pense que tu rencontreras d’autres personnes qui ont besoin de parler. Et toi, je crois que pour une fois, tu as besoin d’écouter et d’accepter. »
Il s’en va alors en esquissant un petit signe pataud de la main.
Je reprends ma route sans trop réfléchir à ce qui vient d’advenir. Il me faut trouver un gîte pour cette nuit.
Il fait trop froid pour le camping, il me reste l’option auberge de jeunesse… On ne peut pas dire qu’il y a foule, mais l’atmosphère n’est pas forcément « propice au recueillement » pour autant. Un groupe d’Australiens, futurs architectes, font le tour des cathédrales de France, officiellement. Mais officieusement, ils dégustent surtout tout ce que l’on peut produire comme alcool dans notre pays, et ce n’est pas rien…
Bouchons d’oreilles, petit masque d’avion, arnica pour les courbatures, et au lit.
Après une assez mauvaise nuit, je repars, direction Vendôme. Il est 6 heures, j’espère y être vers midi. Je ne me souviens plus si j’ai déjà visité cette ville. Et je me demande bien à quoi peut ressembler la bourgade qui a donné son nom à la place…
Un avis sur « Trafiquants d’âmes, chapitre 1 »