3 : Poitiers
Vendredi 16 janvier 2015
J’arrive à Poitiers. Il est 15 heures, plus de six heures que je roule sans m’arrêter.
Je n’ai pas vraiment dormi, l’apparition de cette Pandore et son message m’ont rempli de stupeur et de doutes. Voire de culpabilité. Oui, j’aurais agi exactement comme elle. Avec même un sentiment de pouvoir tout à fait grisant et cruel. Je sais être un tyran assoiffé de domination. J’ai toujours été imbuvable avec mes stagiaires, j’ai toujours été persuadé d’être plus intelligent que tout le monde, de tenir le monde entre mes mains ou de le piétiner. Je suis même le genre de type qui part en mission dans des pays à risques pour apporter la bonne parole et se prouver qu’il est plus fort que tout. Merde, je suis pire que ces jésuites de la légende noire d’Espagne, pire que les colons paternalistes que ma culture familiale anarchiste m’a appris à condamner. En gros, j’ai longtemps été un odieux connard. Depuis que je le sais (depuis que ma femme est partie en me le disant et que j’ai atterri chez un psy), j’essaie de le cacher, rien de plus.
Je téléphone au père Germain.
- Je commence à très mal vivre mon périple…
- Comment cela, mon cher ?
- Je ne sais pas ce que je fais là… Je ne sais pas pourquoi ces gens me parlent. À Tours, personne n’avait vu cette femme en dehors de moi. Peut-être que je suis victime d’hallucinations et que je suis en train de me détourner de la vraie place où je devrais être : Damas ou Jérusalem…
- Mon grand, si ta vraie place était à Damas ou à Jérusalem, Dieu aurait trouvé un moyen de t’y emmener. Quant aux hallucinations… Les gens ne font plus attention aux personnes qu’ils croisent, ce n’est peut-être que cela. Tu portes simplement ton attention sur des gens que l’on ne remarque plus.
- Hum ok, pas entièrement convaincu, mais merci. Je pense que je suis fatigué aussi… Je n’aurais pas dû faire autant de route.
Je commence à marcher comme un automate. Arrivé en ville, mon instinct me mène jusqu’à la cathédrale et je mange dans un café tout proche. Saint-Pierre. Comme à Rome ! Mais en infiniment plus trapue. Cette cathédrale n’a pratiquement aucun charme, ce qui lui en donne beaucoup, paradoxalement. Pas de chapelles, juste une longue nef d’un seul bloc. Une immense piste, un chemin ne menant nulle part. Enfin, à l’autel, rien de plus. Pas de décorations qui sautent aux yeux. Pas de détours. Juste la plus simple expression de ce que peut être une église.
Une véritable paix règne dans cet édifice. Peut-être cela n’a-t-il rien de nouveau, je suis seulement plus réceptif ici et maintenant qu’auparavant… J’ai l’impression de ne plus pouvoir énoncer de certitudes. Les « peut-être » s’enchaînent dans mon esprit. Les peintures murales sont peut-être émouvantes, elles viennent peut-être du fond des âges, les vitraux ont peut-être des couleurs chatoyantes. Je ne perçois plus rien distinctement, j’ai l’impression d’être à nouveau sous peyotl. La plus longue nuit de ma vie, j’ai cru mourir mille fois dans ce désert. Mais ce n’est pas le même sentiment. Je me sens flou, mais pas seul. Je perçois les choses comme un tout indivisible.
Oui. J’ai l’impression de me prendre la réalité monolithique en face. En pleine poire. Je veux qu’on me tende une main. Personne. Je m’assois. J’observe. Je respire. Je ne cherche plus à savoir ce qui se passe.
En ressortant, il fait déjà presque nuit, je me dirige vers l’auberge de jeunesse. Le quartier n’est pas riant. Voire franchement fantomatique. Une jeune fille semble faire le trottoir ou la manche. Je lui souhaite une bonne soirée, je n’ai pas de monnaie. Un SDF m’avait dit un jour que le simple fait d’être reconnu comme humain était déjà beaucoup.
« Pourquoi suis-je ici ? Pourquoi m’avoir convoqué ? Je ne parlerai pas. »
me lance-t-elle avec un fort accent espagnol, alors que je commence à m’éloigner, je reviens sur mes pas pour tenter de comprendre sa phrase.
« J’en ai déjà beaucoup trop dit. J’ai déjà blessé, j’ai déjà été blessée. À quoi bon recommencer ? Je ne suis pas Sisyphe. »
Je bredouille que je n’ai rien demandé, que je voulais simplement… Je ne sais pas ce que je voulais…
« Il me faut parler. C’est obligatoire. Comme tous les autres. Très bien. Je vais dire à demi-mot. Parce que je ne veux pas entendre. Je veux garder ma conscience en dehors de tout cela. Sommes-nous vraiment juges et témoins dans ce tribunal de l’humanité ? À quoi et à qui servent nos confessions ?
Je vais vous le dire, car je l’ai compris. À esquisser les contours de ce que l’on ne veut pas comprendre. On ne veut pas comprendre que nous ne sommes des modèles et des sources d’inspirations pour rien ni personne. Que le monde ne vit finalement pas plus mal sans nous. Ni mieux, non, pas mieux non plus ! Mais il vit quand même et nous oublie. Et ça vous rend tous malades. Parce que vous vous croyez des dieux. Parce que vous voulez qu’on se souvienne de vous. Et vous pensez changer le monde en disant quelques phrases à ces fichus journalistes.
Pardon, je ne dis pas ça contre vous, c’est votre métier après tout. Il n’y a pas de sots métiers, on me l’a toujours dit, “Carmensita il n’y a pas de sots métiers”… Mais vous tous, les hommes, qui vous dites mes frères jusqu’au moment où je redeviens la traînée, vous feriez mieux de rechercher dans le noir les réponses au désespoir qui est en vous. Vous devriez tenir tout contre votre peur toute la peine et le courage de votre cœur.
Vous voyez ce que je veux dire ? Rassembler l’intégralité de votre âme, de vos sentiments en une seule masse épaisse et bouillonnante. Qui ne serait plus qu’un cri. Un seul. Mais ne sortirait pas. Car il serait enchaîné dans le flou et l’ambigu parce qu’il ne se résoudrait pas à la violence.
Parce que vous tous autant que vous êtes, et moi aussi, nous avons cru à la violence. Comme solution. Comme fin en soi. Qu’importe. Nous y avons cru un moment ou plus.
Et cette masse grossière de la mémoire de la colère et de toute cette culpabilité millénaire. Celle d’être femme, celle de n’avoir pas encore fait assez, celle de n’avoir pas fait mieux, celle d’avoir déçu des espérances, et cætera. Je n’ai pas de dessin à vous faire.
Et ensuite, quand cela deviendra trop lourd, trop dense, trop inhumain : dansez ! Ou chantez si même votre corps ne vous répond plus. Tout ce feu trop lourd à porter. Tentez de le sortir par le claquement des pieds, des mains, de la langue. Vous n’aurez plus le choix. Je n’ai jamais eu d’autre choix. Car on ne m’a jamais laissé un moment de silence pour y glisser ma voix, il a fallu m’imposer, comme un incendie en plein été.
Mais vous ne pourrez ni pleurer ni parler, car l’indicible est un mot, un des maux, qui nous a traversés, trop vite cependant pour que l’on puisse le saisir. Cherchez les mots et la langue, alors changez de dialecte, de coutume, cherchez une terre étrangère, une bouée, un décor. Chantez la révolte ou l’amour. Dansez n’importe quoi. Ça ne ressemblera qu’au sang d’une guitare écorchée en plein jour. Inaudible ou très beau. Tristement beau. Bouleversant et oublié. »
Je reste choqué, interdit. Je trouve cette femme magnifique. Ténébreuse et fascinante. Elle me paraît tellement plus vraie et tragique que Pandore. Je ne sais pas quoi lui dire. Je crois que les mots sont vains, trop faibles pour tant de douleur. Je laisse tomber mon vélo et la prends dans mes bras. Elle a comme un mouvement de recul, je recule aussi.
« Je n’ai rien d’autre à vous donner que ce message. Bonsoir, M’sieur. »
Je lui cours après : comment a-t-elle su où me trouver, qui lui a parlé de moi, pourquoi moi ?
« Vous le saurez, un jour vous saurez tout. Ou au moins ce qu’il y a à savoir, c’est-à-dire beaucoup moins que tout. Golem m’a parlé. Golem a dit : il y a un type qui peut nous entendre, nous écouter ce n’est pas sûr, mais nous entendre au moins. Je l’aime bien Golem, il s’en fout que je sois jolie lui… Bonsoir M’sieur, et bonne route. »
Un avis sur « Trafiquants d’âmes, chapitre 3 »