4 : Saintes
Samedi 17 janvier 2015
Mais qu’est-ce que c’est que ce délire ?
Je relis mes notes des quatre derniers jours. Je ne comprends pas. Je ne me souviens pas d’hier soir. Je n’ai aucun souvenir de cette fille… Je débloque complètement. Je dois faire une réaction étrange à l’eau bénite ou à l’encens, un truc comme ça.
Il est 8 heures, que faire. Mon portable sonne, ma mère. Oui, je vais bien, pourquoi ça n’irait pas, non mon genou ça va, bien sûr que je vais continuer, je m’en fiche que tu désapprouves. Oui, c’est honteux, quand même souviens-toi ton grand-père, Libération, la loi de 1905, L’Assiette au beurre, blablabla. Voilà. En dix minutes, j’ai expédié ma crise d’adolescence et décidé de continuer mon chemin vers Compostelle. C’est efficace. Un tantinet ridicule et décalé mais efficace. Comment disait Wiesel déjà ? « Le hasard, tout de même, quel génie de l’organisation. »
9 heures, je pars de Poitiers, alors que vingt minutes auparavant je voulais tout abandonner. Saint Martin y verrait un signe du ciel ! J’ai encore une journée et une route longue jusqu’à Saintes.
Les Charentes. J’aime ces paysages ! Douceur de vivre et tranquillité. Les marais, les rivières, les pâturages, l’air marin qui se fait sentir, les vieilles pierres qui font leur âge. Une certaine euphorie monte en moi. Je pédale de plus en plus vite. Mon genou me fait mal mais je refuse de le sentir. 30 km, 70 km, 100 km. Des champs, des routes sinueuses, des ruisseaux à enjamber. Je suis pratiquement seul. J’ai toujours eu une forte tendance à me prendre pour le roi du monde quand je me retrouve seul. « Toutes ces terres sont à moi jusqu’à l’horizon ». Je ris de mon orgueil mythomane et je pédale encore.
Saintes ! Ville en vue ! Je me réjouis comme un naufragé. Je pense à Vercors qui s’est réfugié ici au début de la Guerre, la deuxième. Peut-être que je croiserai un officier allemand, ce serait ironique. J’aimerais rester longtemps, il y a tant à voir ! Pour cela il faudrait que je trouve un hébergement. À l’office de tourisme, même scénario qu’à Vendôme.
Je suis mal à l’aise de m’imposer chez des inconnus. J’ai l’impression d’être dans une version édulcorée de cette émission où le journaliste s’invite chez des étrangers au bout du monde… Je ne l’ai jamais fait. Même dans mes voyages les plus fous j’ai toujours tenu à dédommager les hôtes, au moins en leur faisant un repas, en leur coupant du bois, en leur envoyant un colis une fois rentré… Je leur enverrai une carte de Compostelle ? Une image pieuse ? Je ne sais pas ce qui se fait et cette ignorance me consterne.
Je m’offre le luxe de passer un après-midi en touriste dans la ville. C’est à croire qu’il n’y a que des églises… Je n’entre pas dans la basilique Saint-Eutrope. Demain. Il faudra d’ailleurs m’expliquer ce nom.
Je suis à l’Abbaye aux Dames. J’appelle Germain, tranquillement installé dans le jardin à la française.
- Qu’est-ce qui t’amène Janus ?
- Je suis à l’Abbaye aux Dames, à Saintes.
- Ha… J’y ai de bons souvenirs, de très bons souvenirs. Tu connais leur festival de musique ? Épatant !
- Non, je n’y suis jamais venu… Saint Eutrope, c’était qui ?
- Le premier évêque de Saintes.
- Quoi ? C’est tout ?
- Oui… désolé… Enfin, c’est tout, c’est vite dit ! C’est une légende, un mythe… Il serait arrivé en Gaule en même temps que les Saintes, aux Saintes-Maries-de-la-Mer, il serait d’origine perse et Saint Pierre himself l’aurait envoyé ici ! Ce n’est pas rien du coup…
- Tu as l’air de ne pas y croire toi-même.
- Il y a certaines légendes chrétiennes qui me semblent être du folklore, en effet. Mais ce folklore a été fondateur et fédérateur à une époque et il mérite le respect en tant que tel.
- Loin de moi l’idée de manquer de respect !
- Je ne disais pas ça pour toi. À propos de mythes, tu vois toujours « des gens qui sont morts » ?
- Les curés regardent les films avec Bruce Willis ?
- Évidemment !
- Oui, je crois que j’ai vu Carmen hier…
- Carmen ! Elle est belle ?
- Oui… Ça me choque un peu que tu me poses la question, d’ailleurs.
- Je reste un homme, Janus, je reste un homme… À choisir, à Saintes, je rencontrerais Vercors.
- Moi aussi Germain, moi aussi… Je te tiendrai au courant.
Les gens qui m’hébergent sont adorables. Monsieur et Madame Gendron ont plus de quatre-vingts ans, mais bon pied bon œil comme on dit. Chez eux, tout ressemble à un musée. Une de ces maisons musées témoins du milieu du XXe siècle. Les meubles en bois massif, sombres et bien cirés qui contrastent violemment avec les éléments en plastique ou bakélite bariolés. Le café est servi dans de petites tasses aux motifs improbables. Je me demande même si ce n’est pas de la chicorée.
Ils m’indiquent le chemin le plus simple pour aller jusqu’à Bordeaux. Six heures de vélo, mais en bord de mer, sur un des littoraux « les plus beaux du monde, si ce n’est le plus beau ». Je les suspecte de ne pas être très objectifs mais je leur fais grâce de ce défaut. Je n’ai rencontré personne aujourd’hui. Je ne deviens pas fou, c’était juste des gens.
Dimanche 18 janvier 2015
La Basilique Saint-Eutrope. Je la résumerai en un mot : immense. Une impression d’espace m’a saisi dès le seuil. Même la crypte n’est pas oppressante. Je profite d’être le seul visiteur pour m’asseoir un moment par terre. Je ne pense à rien. Voilà qui est curieux. Je sors un peu rapidement, les préparatifs pour la messe dominicale commencent. J’enfourche mon vélo. Bordeaux, me voici !
J’ai l’impression que le temps ne passe plus. Je n’arriverai peut-être jamais à Compostelle. Je ne suis peut-être pas parti de Paris la semaine dernière. Quelle importance ? Aucune. Le monde peut bien s’écrouler, je roule…
En sortant de Saintes, je croise un homme qui y entre, à pied, avec un bâton de pèlerin. Je l’interpelle, lui demande s’il revient de Compostelle. Il me répond avec un fort accent germanique. Germanique, bien sûr germanique… Mon cerveau n’écoute absolument pas le début de son discours tellement il est atterré par cette constatation.
« Vous en avez entendu des vertes et des pas mûres à mon sujet, n’est-ce pas ?
Croyez ce que vous voulez. De toute façon je ne pourrai vous détromper même avec toute la bonne volonté du monde. Vous savez, on n’est quand même pas responsable de la manière dont le peuple trahit notre héritage. Je n’ai jamais voulu de mal à qui que ce soit, vous savez. À part quelques dragons, et peut-être deux ou trois sorcières… Oui, on a dit de moi que j’étais pur, innocent, vigoureux, héroïque… Que j’ai appris la sagesse ! Non. Je n’ai rien appris du tout, je ne suis rien de tout cela.
Personne n’est quoi que ce soit. Voulez-vous entendre ma vérité ? Je suis une grenouille de bénitier, tant effrayé par la vie que je me jette sur n’importe quelle occasion pour la quitter avec panache.
J’ai vu forger une épée tantôt. Ce métal qui devient rouge incandescent, on se figure assez bien Satan derrière ces phénomènes physiques. Puis la forge s’éteint lentement, comme l’envie de vivre ensemble dans la compagnie des hommes.
J’en ai vu des choses depuis l’après. Vous savez, j’étais enfermé derrière le rideau de fer, tout ce temps-là… Ridicule hein ? A posteriori oui… Mais vous savez, à l’époque, on cherchait simplement tous un Éden sur terre. Chez ma mère, les napperons anciens attendent en vain la joie des lendemains qui chantent, les promesses de l’aube radieuse.
Tout me paraît si loin… Le monde entier est derrière un miroir sans tain. Je n’ai pas envie de parler en fait. Raconter ce que vous voudrez. Vous ne voulez rien ? Très bien. Alors je vais plonger dans ma mémoire, je vais briser le voile du regard que je n’habite plus.
Que pourrais-je vous dire ? Rien n’est jamais sorti de mon cœur délabré. Je ne vais pas commencer pour vos beaux yeux. Ils ne sont pas beaux d’ailleurs, ils sont terrifiants. Souriez un peu, vous êtes sinistre et sévère, les femmes se doivent d’être légères, et les hommes presque autant !
Après tout je n’en sais rien, je ne suis qu’un fantôme errant dans un château qui lui est étranger. Une dame blanche expatriée au Tonkin ; un souvenir du temps passé dans un ailleurs qui n’existe pas. Piégé !
Et vous que comptez-vous faire ? Cherchez les mots, les mains à réunir ? Les âmes à panser, dans un monde où les mères sont des Caryatides de souffrance ? Les larmes à penser dans un horizon où les Hommes seront des Atlas de lumière ?
À quoi bon ? Vous prenez-vous pour une pierre de protection, de calme et d’espérance ?
Non, la paix n’est plus possible, plus personne ne veut vivre avec son prochain, ni même le regarder. Le prochain n’a d’ailleurs jamais eu grand intérêt… Il s’oppose toujours, il suppose qu’on l’écoute, qu’on l’admette, qu’on l’entende. Je n’ai jamais voulu entendre, on parle moins bien quand on écoute. On agit moins quand on observe. Le prochain est une perte de temps, c’est une confrontation au réel et cela n’a aucun sens, sachez-le.
Je ne vous connais pas, mais je vivrai assez longtemps pour voir votre cadavre. On verra qui rira le dernier des errances de l’autre ! »
Et le voilà reparti. De quel droit ce type me parle-t-il de mon cadavre ? Je ne veux pas mourir. Je ne mourrai pas. J’ai acquis cette certitude en Tchétchénie. Si je ne suis pas mort là-bas, c’est que je ne mourrai pas. La mort n’arrive qu’aux autres. Regardez le 7, je n’étais même pas dans une rédaction… Ni dans celle-là ni dans une autre… Le tout c’est d’arriver à se remettre de la mort des autres. À « faire son deuil ». Je ne suis jamais passé par là. De toute façon, ce ne sont que des foutaises, la psychanalyse est une foi pour athées complexés.
Dans les films d’auteur français, c’est bien en bord de mer que les personnages ont ce genre de problème. Ils viennent jeter des cendres, pleurer debout sur une falaise, ce genre de choses. Quelles sont les étapes du deuil ? Mon psy m’a dit ça mille fois… Il paraît que je ne les ai pas suivies à la lettre pour mon divorce et que c’est grave.
Ha oui, le déni, je l’ai loupé. Je suis reporter, je sais que les choses arrivent, en vrai, devant moi. Je me prends le réel en pleine face, c’est mon métier, et quand ce n’est pas assez douloureux je m’approche encore comme Capa. Après je mets des filtres, je raconte de manière à ce que les autres puissent douter, au moins un moment. La colère. Oui, la colère, ça je connais. La colère et la révolte à grand bruit, je sais faire. Et je m’arrête là, toujours. Je ne marchande pas, je ne déprime pas… Et je n’accepte pas. Non. Je joue avec les sentiments des autres parce que je ne sais pas exprimer les miens.
Je suis un prestidigitateur, un menteur, un criminel peut-être. Faire de belles phrases et provoquer de grandes émotions sans se soucier de l’altérité du lecteur… Je ne pense pas à ceux qui sont en face. Je n’y pense jamais. Je pense à moi. À être le meilleur à mes yeux, le plus érudit et clairvoyant, le plus dans le coup aussi… Les gens disent que les journalistes sont coupables. Ce n’est pas vrai. Mais ce n’est pas faux non plus. Je suis coupable autant que le maître d’école qui fait son métier par dégoût plus que par vocation, autant que le grand frère qui sort de taule et entraîne le petit dans un coup foireux, autant que les populistes qui font des amalgames effrayants et si simples, autant que… la liste pourrait être si longue.
Non, pas coupable. Responsable. Ou peut-être les deux… Les coupables, ce sont les Eichmann, ceux qui marchandent la vérité, la justice, la mort même peut-être : « Non, ce n’est pas tout à fait ça, comprenez-moi, je n’ai pas fait ça de mon plein gré, ce n’était pas si grave ». Je ne veux pas être un Eichmann. Je ne veux pas mendier la compréhension. Ceux qui le souhaitent peuvent avoir de la compassion, me trouver des excuses. Mais je ne me soustrais à rien, je ne baisse pas les yeux. Responsable.
Un avis sur « Trafiquants d’âmes, chapitre 4 »