Islam de France, l’an I

Mohamed Bajrafil, éditions Plein Jour, 2015

1. Introduction

Mohamed Bajrafil est un homme pluriel. Né aux Comores dans les années 1970, il arrive en France pour étudier la linguistique, jusqu’au doctorat. Professeur de français en collège et lycée durant un temps, il évolue aujourd’hui en université où il dispense des cours d’arabe, de traduction et de linguistique. Il est également imam, et fils d’une personnalité importante du monde théologique shafi’ite. Islam de France, l’an I, est donc l’ouvrage d’un universitaire et celui d’un croyant, daté en dernière page du 27 août 2015. C’est précisément dans cet immédiat « post Charlie Hebdo » que se situe cet essai : dans les nécessités croisées des musulmans de France de se dissocier, naturellement, du terrorisme et d’autre part de se retrouver dans une identité propre et singulière, apaisée et épanouie. En tant qu’érudit et homme de foi, l’auteur nous livre sa réflexion sur cette identité à construire.

2. Résumé et réflexions

Dès son avant-propos, Mohamed Bajrafil, insiste sur l’humilité de sa démarche. Par l’emploi de tournures telles que « je pense », « je crois », « de mon point de vue »…il rappelle au lecteur que son livre est le fruit d’une réflexion personnelle, qu’il partage avec nous, et non un acte dogmatique. Cette dynamique va se poursuivre tout au long de l’ouvrage pour livrer un témoignage éclairant et constructif, fortement ancré dans l’actualité française.

2. a. L’islam pour les nuls

Comme son nom l’indique, cette première partie présente l’islam dans ses grandes lignes, notamment à des lecteurs qui n’en seraient pas familiers. Les bases de la religion musulmane sont présentées avec précision et clarté, pour corriger toutes les approximations et idées fausses que peuvent relayer les médias — notamment. Dès le début, l’auteur souligne « Dieu, pour nous, les croyants, a parlé au Prophète, Il lui a révélé le Coran, et cette parole ou ce livre contient la vérité la plus absolue. Mais la compréhension que nous en avons, elle, ne peut être absolue. » (p. 17). Toute sa démarche s’articule, en effet, sur la nécessaire exégète et remise en interprétation des textes ultérieurs, tout en précisant et définissant de nombreux termes, dans un but didactique évident : prophète, messager, chari’a, fatwa… Pour ce faire, il revient au texte du Coran avec la rigueur scientifique d’un linguiste. Il s’inscrit ainsi dans une tradition séculariste qui peut être rapprochée de la démarche de ‘Abduh. Mohamed Bajrafil cite également, en miroir de ses explications des piliers de la foi musulmane, de nombreux personnages emblématiques « occidentaux » comme Louis Pasteur ou Pascal. Il démontre ainsi la grande proximité philosophique entre l’islam qu’il définit et l’humanisme inspiré des Lumières qui fonde la pensée sociale et laïque française. Il souligne principalement, et à plusieurs reprises dans l’ouvrage, le rejet de l’ignorance comme refus de l’apprentissage et de l’ouverture, et naturellement du dogmatisme. Il illustre la capacité humaine à s’enfermer dans une réalité parallèle, éloignée de la vérité du monde, par la parabole de « Jimmy et la chari’a ». Le petit Jimmy, devant son poste de télévision, refuse de voir la réalité de ce qui y est diffusé (un match de football) par habitude de n’y voir que des téléfilms indiens. Il impose sa croyance fondée sur l’habitude à la réalité, ce qui l’éloigne de la vérité et du monde, de la même manière que l’intégrisme force les textes à dire ce qu’ils veulent être Dieu. Pour illustrer son propos, là encore, l’auteur s’appuie autant sur le juriste Ibn Qayyim al-Jawziyya que sur Michel Foucault dans son concept d’épistémè.

Poursuivant sa pensée, et toujours dans une dynamique séculariste et laïque, Mohamed Bajrafil s’attaque ensuite à l’idée du Califat. En s’appuyant sur la pensée de plusieurs intellectuels réformistes égyptiens du début du XXe siècle, ainsi que sur les recueils de hadiths les plus fiables et le Coran lui-même, il démontre que l’islam n’a nullement besoin d’un état purement islamique pour s’épanouir, et que la « séparation de l’État et de la mosquée » est tout à fait possible, tant que chacun reste libre de sa conscience religieuse et de sa pratique. L’auteur, dans son raisonnement, va jusqu’à démontrer que « la France aujourd’hui, réalise beaucoup mieux la chari’a que bien des pays musulmans. (…) La République en France, garantit la liberté, en particulier le droit de croire ou de ne pas croire, la protection de la vie, le droit de propriété, les conditions matérielles et juridiques de la perpétuation de l’espèce : autant de critères traditionnels permettant de définir la chari’a. » (p. 46)

2. b. Sortir de la glaciation

Dans la partie intitulée « sortir de la glaciation », l’auteur s’attaque plus directement aux mouvements intégristes, qui selon lui s’attachent à un islam « glacé » ou figé aux alentours du Ve siècle. Il déconstruit les volontés rigoristes et salafistes actuelles, en démontrant d’une part qu’elles ne représentent bien entendu pas une majorité du monde musulman, et d’autre part qu’elles s’appuient sur des textes et interprétations tronquées ou dévoyées. Mohamed Bajrafil commence par un propos qui s’applique d’ailleurs à tous les mouvements politiques qui se réclament d’un personnage tutélaire, oubliant qu’il s’agissait à l’origine d’un être humain comme tous les autres : « comme si le fait d’être mort depuis des siècles transformait les gens en êtres d’une essence supérieure. » (p. 53) Ainsi, il explique, toujours en suivant l’exemple des théologiens égyptiens de la fin du XIXe et début du XXe, que le respect des penseurs des premiers siècles passe précisément par la poursuite de leur œuvre d’exégète et d’esprit critique, de retranscription des principes énoncés dans la Révélation dans le monde contemporain. Il décrit ainsi sa méthode, celle du rationalisme, dans une veine assez proche d’Al-Afghani ou Rida : « Le rationalisme il a tendance à considérer que je dois passer ce que j’ai reçu — le nass — dans le moule de l’intelligence — le aql — si je veux y comprendre quelque chose. » (p. 56). L’auteur fait ensuite un état des lieux succinct des diverses écoles juridiques musulmanes, dans toutes leurs complexités et recoupements. Cette liste est dressée dans le but de définir la manière dont ces écoles ont défini leurs normes de compréhension et de textes de références. L’auteur prouve ainsi que ce qui définit un musulman est finalement un ensemble de normes assez limitées qui font consensus — et se résume peu ou prou aux cinq piliers de la foi — tandis que « tout le reste est du domaine de la pensée humaine libre, se formant par confrontation de points de vue (…) » (p. 66)

Les pages suivantes sont consacrées à l’explication détaillée de la naissance du salafisme originel, qui ne ressemble en rien à son acception récente et belliqueuse. D’une philosophie qui souhaitait revenir aux origines du message coranique, à cette ébullition de pensée des premiers siècles, par un lent processus de fermeture et d’exploitation politique, et l’influence du wahhabisme, elle est devenue une forme de tyrannie, de pensée unique et violente. Mohamed Bajrafil souligne cependant, et avec force, que cette conception de l’islam ne peut pas être comprise comme la seule source des problèmes actuels : « sans quoi, partout où se trouve un étudiant formé en Arabie saoudite se cacherait une bombe à retardement, ce qui est tout sauf vrai. » (p. 75) L’auteur entre alors dans des considérations politiques et sociales, où il montre que les tensions qui existent un peu partout en France viennent du refus de dialogue et d’altérité, et plus largement d’un mal-être de la diversité identitaire qui poussent à la simplification de pensée et à l’amalgame. Pour résumer, tout musulman n’est pas un terroriste, comme tout français n’est pas « le colon qui sévissait à Sétif, en Indochine, au Cameroun ou à Madagascar. » (p. 78), et ces préjugés doivent être combattus par le dialogue, l’instruction et l’expression publique. En effet, Mohamed Bajrafil appelle les musulmans à effectivement affirmer leur opposition aux actes barbares commis au nom de leur religion : « ils doivent entendre, à défaut de comprendre, que nous ne pouvons pas accepter qu’ils se disent musulmans (…) » (p. 78). Revenant au Coran, il conclut cette partie en citant le verset 13 de la sourate 49 qui invite à embrasser la diversité des peuples et à dialoguer dans un but d’enrichissement fraternel.

2. c. L’islam et la République

Cette partie s’attache principalement à la relation entre islam et laïcité. La position de l’auteur est claire : « L’islam autrement dit, est non seulement compatible avec la laïcité, mais il est laïque par essence : il ne demande à la société que d’offrir aux hommes les conditions de leur épanouissement, en défendant les libertés fondamentales, en préservant un ordre social minimal, aussi loin de l’anarchie que de la tyrannie, et en laissant ses fidèles organiser le culte comme ils l’entendent. » (p. 88). Dans les paragraphes suivants, Mohamed Bajrafil s’adresse peut-être plus directement à un public musulman, expliquant les fondements de sa pensée exprimée ci-dessus. Il exprime notamment la relative absurdité du rêve d’état de loi islamique, dans la mesure où les écoles juridiques sont si diverses, comme établi précédemment. Il décrit ensuite sur quels principes peut être défini un état accueillant ou non pour un croyant, en reprenant la théorie des demeures, établie dès les premiers siècles de l’islam, et dont les définitions sont variables — là encore — selon les écoles. La seule base commune est la définition de l’état hostile (demeure de guerre) : celui où un musulman ne pourrait exprimer librement sa foi et serait directement menacé dans son intégrité physique du fait de son appartenance religieuse. Mais en ce qui concerne la définition des demeures d’islam, de mécréance et de non-agression, le flou et la diversité sont de mise. L’auteur dégage cependant un point commun, un état où un musulman peut pratiquer sa religion et vivre en accord avec les piliers de la foi doit être considéré comme accueillant, que son gouvernement soit musulman ou non. Il soulève alors un autre point : actuellement, dans nombre de pays au gouvernement musulman, la vie des croyants qui « ne pratiquent pas l’islam qui convient aux maîtres » est menacée, ce qui questionne plus avant le concept d’état et de gouvernance souhaitable…

Mohamed Bajrafil évoque ensuite certaines « maladies identitaires », qu’elles soient la volonté de certains d’un islam voire d’un peuple unique et unifié, ce qui va foncièrement à l’encontre des préceptes coraniques, à la laïcitite. Ce néologisme de l’auteur désigne l’islamophobie que certains cachent derrière un masque de défense de la laïcité. Ce discours politique, dont les racines se trouvent dans les extrêmes, mais s’exprime aujourd’hui plus largement, brille notamment par son inculture des questions religieuses. (Je me permets ici une parenthèse : alors que l’ouvrage n’aborde bien sûr que ce qui concerne l’islam — que l’auteur connaît intimement — les débats actuels nous prouvent une méconnaissance du fait religieux « toutes confessions confondues » et d’une méconnaissance des principes républicains chez un certain nombre de dirigeants religieux, de tous bords eux aussi.) Mohamed Bajrafil revient sur un certain nombre de débats qui sous couvert de défense de la laïcité se sont trouvés être très opportuns dans l’agenda électoral et ont participé à crisper et monter les citoyens les uns contre les autres. L’auteur exprime son admiration d’une laïcité des origines (du temps où l’Abbé Pierre pouvait siéger en soutane à l’Assemblée et où les religieuses en cornettes pouvaient marcher librement dans la rue, pour le citer), où les religions auraient leur place dans l’espace public et médiatique, où la culture religieuse aurait sa place plus largement dans l’enseignement pour apprendre la diversité et le respect. L’auteur s’attaque ensuite au rejet des valeurs laïques par les populations musulmanes, résultant d’une crispation identitaire due à l’intériorisation du rejet dont ils sont victimes et qui les pousse à « se bloquer eux-mêmes » : « ils ne saisissent pas les chances qui leur sont quand même offertes, ici beaucoup plus qu’ailleurs. » (p. 103). Il prône alors la nécessité d’une république qui dirait et montrerait clairement son amour de sa propre diversité, au lieu de cliver ses membres, comme l’a fait le Président Jacques Chirac dans son discours du 14 novembre 2005 à l’Élysée : « Et je veux dire aux enfants des quartiers difficiles, quelles que soient leurs origines, qu’ils sont tous les filles et les fils de la République. » Élan qui s’est largement perdu depuis… Mohamed Bajrafil, revenant sur le refus d’intégration, sur l’attitude de crispation identitaire des jeunes (et moins jeunes) musulmans de France, tente de faire la distinction entre les aspects culturels et cultuels dans ce qui se veut être une identité musulmane. Il balaye ainsi l’antisémitisme, la nécessité du port du voile, l’obligation d’avoir un prénom arabe ou de porter certaines tenues vestimentaires… Tous ces points étant des éléments culturels à remettre à leur place, à combattre et détruire pour certains, et non des principes de l’islam.

2. d. Que faire ?

Dans cette dernière partie, l’auteur poursuit cette quête d’une identité musulmane de France, dans un État fier de ses principes et de sa diversité « inclusive » et non pas ségrégée. Il balaye ici les principes de discriminations positives qui ne sont que des emplacements réservés et non une volonté de vivre et faire ensemble. Mohamed Bajrafil invite à repenser le système, pour que l’ensemble de la société fasse preuve d’équité : de l’école primaire à l’embauche. Là encore, l’auteur exhorte aussi bien les institutions que les jeunes, si les premières doivent croire en la réussite et l’équité parfaite entre tous ses enfants, les seconds doivent également se saisir des chances qui leur sont données, se saisir du monde et ne pas rester attentistes ou résignés. Concernant la religion, il prône un véritable islam de France par la gestion française des cadres religieux, qui seront intimement français, conscient de la République et des réalités de leurs coreligionnaires : « Il faut des imams français, qui parlent français, qui connaissent les problèmes spécifiques des musulmans français, et partagent leur culture, leurs habitudes, leurs manières d’être — lesquelles sont françaises désormais, et non plus algérienne ou marocaine il est temps de le comprendre ! » (p. 119). Il va plus loin, souhaitant revenir à un « islam sans clergé » où chacun serait libre de sa conscience et de son développement, en passant au crible de la raison les prêches qui lui seront faits, où chacun serait fidèle aux piliers de la foi et au respect de chacun. Un islam qui suivrait les enseignements mêmes du Prophète, résumés sans le savoir par Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris, cité ici par l’auteur : « Enseignement ! Lumière ! Lumière ! Tout vient de la lumière et tout y retourne. » (p. 136).

La conclusion de l’auteur est une lettre ouverte, d’un ton assez différent du reste de l’ouvrage. Beaucoup plus personnelle, mais d’une grande pudeur, il s’agit d’une déclaration d’amour à la France comme terre d’adoption. L’auteur appelle, sans exception ni apitoiement, chaque français à se réveiller, à prendre conscience de sa chance et de sa diversité propre, et à se mettre enfin en marche vers une nouvelle ère de paix.

3. Conclusion

On peut penser que cet ouvrage, qui se défend pourtant d’être une référence et nous invite plutôt à penser par nous-mêmes, s’inscrit dans une dynamique forte : celle d’un véritable islam de France, qui existe déjà mais semble perpétuellement occulté ou mal interprété par les médias et l’opinion publique. En effet, depuis ses ouvrages Qu’Allah bénisse la France jusqu’à Réconciliation, Abd Al Malik ne prêche pas autre chose. Il le fait d’ailleurs dans une dynamique très semblable à celle de Mohamed Bajrafil, s’en remettant à la fois aux penseurs musulmans et aux philosophes français et européens, et formant les mêmes vœux pour la nation. Ces échos d’un islam républicain et engagé dans la vie de la cité, pour faire peuple avec l’ensemble de la France se retrouvent également chez nombre de personnalités — du rap et du hip-hop, par exemple — pour ne citer que Kery James, Soprano ou même Médine ; récemment pris dans des polémiques politico-médiatiques bien éloignées de l’éclairage social que peuvent apporter ses textes au débat républicain.

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