Centenaire – chapitre 2

Sur le fronton, il est un oracle.



Au fond des mémoires, on parlait d’un Epsilon. L’autrice en avait entendu parler par Vassilis Alexakis et s’était prise de passion pour cette idée millénaire. Un epsilon seul aux côtés du « connais-toi, toi-même »… Une lettre comme un pentacle, comme un sceau à la puissance symbolique infinie, protégée par sa discrétion, la polysémie du monde et le relatif dédain que la spiritualité peut produire chez ses opposants.

Voilà comment l’idée était arrivée jusqu’à mon esprit : les étendards eux-mêmes ont des mystères. Comprends-moi, Lecteur : on peut proclamer, afficher ouvertement, et pourtant ne toujours pas être compris. Bien sûr, certains y verraient une fatalité de l’incommunicable, un syndrome d’artiste incompris.e qui se drape dans la superbe de son orgueil blessé… Mais ce n’est pas cela que je percevais à cet instant. Ce qui m’apparut aussi clairement qu’un rubis tombé dans un ruisseau, était la vanité de se camoufler. Il y avait quelque part une force, un brouillard mystique, qui empêcherait toujours les non-initié.e.s, les non-invité.e.s, d’entendre pleinement ce qu’iels ont sous les yeux. Oh, je sais Lecteur, je dis cela du confort d’un pays développé où les crimes de pensées n’ont pas cours, où aimer qui je veux n’est pas puni par la loi, où je peux confesser publiquement bien des idées et bien des espoirs sans risquer le blasphème. Bien sûr que je sais cela. Et pourtant, même dans ce contexte, tu sais bien à quel point il est facile de se trouver des limites, des craintes, des angoisses, des pairs à ne pas offusquer, des affections à acheter par un profond silence sur notre intériorité. C’est ce qui m’a fait quitter Lazare. Il refusait de ressusciter au grand jour, il refusait d’assumer sa propre lumière, ses miracles, ses joies mêmes… Devoir toujours lui parler à voix basse, m’excuser de prendre trop de place en respirant, de ne pas pouvoir produire les accréditations sociales nécessaires avant d’exprimer une idée… Tout cela me lassa finalement, même si j’en retiens encore une légère tristesse. Tout être humain est hors de portée de la conversion s’iel n’avance pas ellui-même à tâtons vers la première marche.

Mais qui suis-je – n’est-ce pas Lecteur ? – pour vouloir attaquer à la pioche les si confortables prisons mentales des un.e.s et des autres ? Dans quel état sont les murs des miennes ? Et la poutre dans mon œil, et la paille, et tout le reste, au fond ? Oui oui oui, je sais tout cela. Je crois bien que j’ai ouvert toutes les grilles et retourné toutes les briques pour trouver clefs, codes, cafards, poussières et lettres cachées. Je crois. Je ne peux pas faire grand-chose de plus que de m’armer de toute ma bonne foi et mon humilité. Dieu merci, on n’attend pas d’être irréprochable pour donner des conseils. On en donnerait jamais, où on le ferait en se hissant sur un promontoire d’orgueil et de mépris pour le reste de l’humanité… Certes, c’est donc le cas de bien des donneurs et donneuses d’opinion.

Peu importe, il est question avant tout de s’affranchir. Ce que j’aimerai te transmettre, Lecteur, c’est cette conviction que tu mérites, tu es légitime dans ta volonté d’être libre. Libre de ce qu’on a collé de force sur toi, en toi-même, tous ces rêves et fardeaux que les autres ont défaussés sur toi dès ton plus jeune âge. Libre d’édifier ton propre fronton, ton propre oracle, ton propre lien avec l’invisible et ce qui nous surpasse tous. Il n’est, je pense, pas de plus grands péchés que de priver quelqu’un de lien à la transcendance, de l’humilier au point qu’iel ne se sentent plus digne de simplement imaginer une possibilité d’amour infini, ineffable et inimaginable à son égard.

L’oracle, le signe, l’epsilon de Delphes, en mon esprit, évoque à coup sûr l’Espérance. Et la joie, la joie que je ne parviens pas à faire entrer dans des mots, de se savoir entendu.e, quelque part dans l’univers, par une force qui dépasse tout entendement et se situe du côté de la bienveillance. La joie de sentir que cette entité, communément appelée Dieu – mais cela peut encore choquer bien des gens – à la fois si lointaine et à la fois si proche, existant à la fois au creux de mon être et aux confins les plus éloignés et les plus arides de l’existence. Partout, en marge et partout à la fois, dans l’immensité pleine et entière, dans le désert et la goutte d’eau, dans la nature sauvage et la jungle des villes, dans le mouvement et l’immobilité, dans l’intranquillité primordiale qui nous fait respirer et parler au lieu de mourir et cesser de penser.

Alors, bien sûr, il y a une lutte. Bien sûr que ce n’est pas facile, que notre peau nous gêne toujours à certaines entournures comme un vêtement pas tout à fait à notre taille, ou plutôt, oui plutôt, comme un vêtement parfaitement sur mesure qui soudain génère une anxiété du mouvement : tiendra-t-il le coup, n’est-il pas trop ajusté, n’est-il pas trop apprêté pour ma vie quotidienne, n’est-il pas trop usé ? Tu sais tout cela, Lecteur, comme moi, comme nous toustes. Je t’entends dire – et si ce n’est pas toi, c’est cet autre Lecteur, là-bas – qu’il s’agit là du destin, d’une lutte perpétuelle avec une enveloppe à domestiquer ou à détester jusqu’à s’élever suffisamment spirituellement pour ne plus avoir à porter le poids de la matière. Balivernes ! Et dangereuses qui plus est ! Car je le proclame, si le corps est un temple, si le point focal de tant de pratiques millénaires est de faire la paix avec cette chair, cette intime étrangère, nous ne pouvons pas nous défiler devant l’aventure même de l’humanité. Fusionner, s’approprier, bâtir, décorer, faire à sa main et à son goût ce lieu de vie le plus élémentaire que le hasard et la biologie nous ont livré sans notice, sans bail, et même sans clef. Il faudra donc se regarder dans les yeux pour trouver ce fronton à habiter, et pouvoir un jour le quitter en se disant « voilà qui fut chez moi, et qui était tendre et confortable. » Lutter pour trouver la droiture et la juste mesure, face au miroir, face au monde, face aux autres, face à ces images qui lentement rongent notre estime de nous-mêmes, face aux idées qu’on veut nous faire prendre pour universelles, face à des haines qui peuvent survenir en nos seins contre un trait héréditaire, face à nous, en somme. Lutter pour trouver ce tissage étroit du vivant : ni désespoir, ni haine, ni fuite, ni camouflage, apprivoiser, aimer, habiter, jouir. Affirmer lentement, chaque jour un peu plus fort, un peu plus aisément : ceci est mon corps, ceci est mon être, qui se livre si ça lui chante, mais que vous ne pouvez ni nier, ni bafouer, ni dénigrer ; chaque heure, rentrer dans le combat de refuser qu’on te retire la propriété de ta chair.

La route est longue, la nuit tarde à devenir matin – et je dis ça alors que le soleil ne s’est même pas encore couché… Mais il me fallait une transition poétique, Lecteur, après avoir été si grave et t’avoir dressé un programme si lourd. Je sais à quel point ce que je viens de formuler est vertigineux. Si tu savais à quel point je me suis battue sans même en avoir l’air avec tout cela. Plus que cela, il n’était pas question d’en avoir l’air puisque je ne m’en rendais même pas compte. Quelle magnifique chose que les impensés pour se cacher toute sa vie durant. Un impensé sur soi-même, rien de paradoxal, tout de naturel, on a tant désappris nos âmes et nos sens… Il m’a fallu prendre la pleine mesure et la pleine conscience de tout cela. La prendre en plein cœur, en plein ventre, pas dans les théories stériles qui me laissaient à la porte de ma propre identité. On cherche toujours les dogmes qui justifieraient notre existence en créant des cases à notre mesure… Il n’en est pas, on le sait, on part en le sachant déjà, et pourtant… C’est pour ça que j’en reviens à la nécessité de trouver – et je dis bien trouver – son propre fronton, son linteau de porte, son enseigne. Tu noteras que je ne dis rien ici d’un étendard, drapeau… Il n’est en aucun cas question de généraliser ou de porter les couleurs d’un groupe : il est question de trouver chaussure à son pied, de définir son propre département de l’humanité afin de l’habiter pleinement et paisiblement. Étant en paix avec soi-même, on ne pourra qu’être en paix avec le domaine mitoyen. Lent apprentissage, encore et toujours, tâtonnement sans fin et sans fond, mais certes pas sans sens. Du sens et des sens, évidemment.

Tu sais ce qui est le plus étrange ? Cette défiance qu’on a assimilé depuis des millénaires : si l’on se sent bien dans sa peau, ça cache quelque chose. On ment ? On est orgueilleux ? On se trompe ? Ça ne durera pas ? Dis-moi, qu’est-ce que j’oublie dans la liste ? Ha oui ! La splendide crainte de l’autosuffisance. Si l’on n’est pas en carence, on est voué à la solitude. Restons donc à contempler notre mal-être et ni touchons surtout pas, s’il est si capital que cela pour attirer d’autres mal-être, pour pouvoir jouer à des équilibres de pouvoir, de domination, d’influence, invoquer un magnétisme quelconque et des équilibres de nécessité.

Vois-tu, Lecteur, du haut de ma modeste personne et de mes talons carrés de douze centimètres, je ne crois pas à ce que je viens d’écrire. Je l’ai entendu souvent, évidemment. Mais jamais cela ne s’est inscrit, comme un refus de sauvegarde de l’information, sans doute. Du haut de ma très incertaine certitude sur ma propre identité, à laquelle on a souvent attaché le nom d’arrogance, je cherche à être debout en moi-même. Je cherche une sorte de droiture morale perpétuelle, je cherche, comme c’est le thème, à atteindre le fronton de ma propre vérité, pour lui rendre hommage. Si je te connaissais mieux, Lecteur, j’oserais te le décrire… Mais j’ai un peu de pudeur là-dessus, et j’ai la crainte d’entrer dans une longue liste d’étiquettes qui serait fort ennuyeuse. Là n’est pas la question. Je tente de construire avec les blocs que j’ai un habitat agréable, tu l’auras compris. Dans ce foyer, j’entretiens l’intime flamme de la vérité, de l’espoir, du désir et de la vie. Étant ce phare – comme toi Lecteur, qui est aussi un phare, que tu en sois conscient ou non, et même si tu préfères t’affubler d’un autre nom d’architecture, libre à toi de le faire – je reste campée fermement en ma certitude d’attirer un autre phare, tout aussi chatoyant, pour échanger des histoires de mer, d’embruns, de restauration de vieilles pierres, de créatures marines qui parfois reviennent encore nous hanter, d’apparition de la Vierge ou de l’Esprit planant sur les eaux… Car je veux le proclamer encore plus distinctement, vivre avec, aider, soutenir, c’est bien autre chose que s’apitoyer et se plaindre l’un l’autre. Au risque de me décevoir moi-même, je tombe dans une banalité abyssale de développement personnel : se tirer vers le haut, pas vers le bas, faire la route ensemble, regarder dans la même direction, etc. Mais je nuance en parlant de fronton et de linteau de porte qui se rencontrent. Je nuance en parlant d’individualités qui ne cherchent ni à se fondre, ni à se confronter, ni à se changer. Je parle de maçonneries qui s’agencent agréablement. Je parle de tumultes mitoyens. Je parle d’espace sécurisant en soi qui rayonne suffisamment pour permettre aux autres de comprendre comment en mettre en place en leur sein. Je parle de brasiers qui se répondent. Je parle d’empires qui cohabitent sous le même toit. Je parle d’amour, sans oser le nommer. Je parle de l’insondable amour que l’on imagine de Dieu. Je parle de celui que l’on ressent quand soudain nous touche la grâce. Je parle de cette douceur infinie qui nous submerge alors, de sentir ce regard bienveillant nous embrasser si fort. Je parle, aussi, de ce vertige soudain auquel je n’étais pas préparée, de découvrir en moi-même un puits sans fond d’amour pour un autre être humain dont on voudrait être le port d’attache. Je parle de cette épiphanie, de comprendre à cet instant qu’il y a bien des amours sur terre et que cet infini est bel et bien à l’image de Dieu, en dehors de toute mesure, de toute compréhension, et pourtant. Pourtant j’en parle comme des milliards d’êtres avant moi, pourtant je le ressens et je le respire d’une manière neuve et résolument unique. Je parle d’oracle : des mystères bien trop grands pour les mots qu’ils doivent être mis dans des symboles, et ces symboles sans cesse réinventés et réinterprétés par qui les voit, sans pour cela changer un gramme de la profondeur avec lesquels ils furent créés et gravés en premier lieu.


© Marie Bellando Mitjans



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