Centenaire – chapitre 1

Qui est l’Homme qui veut la vie ?

Question sans fondement, sans héritage. Il faudrait tant définir, en premier lieu, que l’on perdrait l’essence de l’étonnement, donc la simplicité, la spontanéité, l’émerveillement même de la phrase. Vie ? Quelle vie ? Quoi la vie ? Qu’est-elle de si spécial, que n’est-elle pas ? Et ne me sors pas une de tes sentences prêtes à penser de type « rêver sa vie ou vivre ses rêves ». De grâce. Beaucoup ont tenté de faire rentrer la vie dans le verbe, ou inversement… Il serait plus opportun de s’arrêter au seuil du mystère en se souvenant que le verbe s’est fait chair pour nous apporter la vie, qu’il avait déjà en lui-même, dans un illimité qui surpasse nos pensées. Je ne fais pas ici que jongler avec des mots et des concepts, je ne cherche pas non plus à te convaincre, Lecteur, d’une quelconque foi à laquelle tu devrais adhérer.

Loin de là, je ne fais qu’écrire ce qui passe par ma tête pleine de courants d’air et de sifflements, riche d’un labyrinthe où tant d’Hommes se sont perdus… il est bien complexe d’arpenter sa matière grise quand on ne pense qu’en couleur. Il est bien ardu d’oser s’exprimer quand plane au-dessus des paroles l’ombre anxieuse des nécessités tierces : injonction à tout expliquer, détailler, décortiquer, légitimer, sous-peser, démontrer… Tous ces verbes qui illustrent bien à quel point l’économie a fait irruption dans nos imaginaires, et exige aujourd’hui, par besoin pédagogique ou psychanalytique, que l’on justifie ses propres pensées, peut-être même avant qu’on ne les formule. Et je sens ici pointer en moi un murmure qui m’invite à me méfier : tu n’es pas ici pour pasticher l’Homme approximatif, tu en as tant parlé, toute ta vie durant, que tu pourrais sans peine tomber dans la paraphrase. Pourtant, et c’est de bonne foi, je crois qu’il reste encore à dire, et si j’adopte certains mécanismes comme le tutoiement de mon Lecteur et l’expression volontairement débridée d’une soirée dadaïste… Je pense apporter ma pierre à un édifice collectif, et non pas construire une humble habitation en arrachant le marbre d’un temple antique.

Mais tout cela ne répond pas à la question posée précédemment. Qui est l’Homme qui veut la vie ? Je continuerai à dire l’Homme, au sens d’humain, car il m’apparaît plus que jamais vain de chercher à différencier des genres dans cette grande aventure qu’est une vie incarnée. J’en reviens au spirituel. On en revient toujours au spirituel, car l’esprit, comme la vie et la politique, on baigne dedans et il serait un jour question de le regarder en face pour cesser de s’y noyer par ignorance. J’entends déjà celleux qui diront : « pour qui se prend-elle, mélanger Dada et spirituel, et pourquoi pas communisme et chrétienté ? » Je leur répondrai tout de go et avec un large sourire que j’en ai connu un certain nombre, de chrétien.ne.s-communistes, notamment d’ancien.ne.s résistant.e.s, celleux de la première heure, pas celleux de 1946 qui resteront fidèles au stalinisme jusqu’à aujourd’hui. Mais je n’ai aucune intention de régler des comptes, ceci est hors de mon propos. Donc, pour qui se prend-elle ? Pour une autrice, libre, qui s’est débarrassée de tant de peaux au fil des ans pour définir ce qu’elle aime, ce qui l’anime, ce qui lui apporte justesse et consolation. Durant des décennies on a cherché à contempler l’esprit dans sa primeur et son état naturel, on s’est limité à l’esprit humain, comme si cela était possible et qu’il n’y avait pas un esprit de toutes choses, ou plutôt un Esprit en toutes choses…

Voici donc le scandaleux postulat de départ de l’Homme qui veut la vie. L’Homme, l’autrice, même personnage. Que celleux que ça choque passent leur chemin. Je ne compte pas non plus discourir de la légitimité d’une femme à se dire Homme — je parle ici d’un point de vue philosophique, réservant humain à la catégorie du vivant, habillant Homme de vertus et d’éthique, et je tiens toujours à la majuscule. Je vous demande simplement de l’admettre, le respecter, le proclamer avec moi ou simplement agir en conséquence. En somme, je vous demande à peu de choses près de respecter cette subtilité de pensée autant que doit être respectée l’identité (ou transidentité, cela va de soi) de genre de tout un chacun.

Il m’apparaît chaque année plus clairement, aux alentours des nuits les plus longues et les plus sombres où nous célébrons pourtant l’invincibilité du soleil – cet indicible été ou ce secret qui nous lie irrémédiablement à la lumière – que le verbe et l’esprit ne sont qu’une seule et même chose. Je ne semble rien dire de particulier, mais songe donc au vertige réel que cela implique : mon esprit – le tien aussi, par extension – existe dans les mots qui le forment, dans les mots qu’il trouve bon gré mal gré pour se formuler, se définir, se limiter parfois et même pour hurler son impuissance à se mettre en mots. Car penser l’ineffable, c’est déjà appréhender qu’il pourrait exister un moyen de l’exprimer encore, que celui-ci se situe simplement en dehors de notre portée. Vertigineux, donc, j’y reviens, de conséquences : plus on développe en nos cerveaux, en nos corps, en nos sociétés de manières de faire sens, plus on ouvre de possibilités d’expression de l’esprit, plus on se rend sensible à la présence de l’Esprit. Sabrer dans les langages, réduire les mouvements, partir d’un présupposé d’élitisme ou d’incompréhension de l’autre – quelles qu’en soient les raisons – c’est trahir le dire des autres et sacrifier sa propre capacité à toucher à la grâce.

Voilà un autre terme lourd de mythologie que je viens d’énoncer et qui, lui aussi, est un synonyme de la Vie au même titre que l’Esprit : la Grâce. Et je vais te surprendre, certainement, Lecteur, mais ma définition sera brève. La Grâce est précisément ces moments lumineux où l’esprit ne lutte plus avec les discours, mais se laisse absolument dépasser, embrasser, par celui-ci – ou même sa faiblesse et son manque de forme. La Grâce, c’est quand tout dans l’Homme s’aligne pour créer une lumière et qu’il ne cherche plus : le verbe vient seul, ou bien l’éblouissement, qui rend le langage vain, règne. Cette intensité, cette élévation de la perception qui nous fait discerner une transcendance : la Grâce. Et Dieu, qu’on peut la trahir cette Grâce… Quand comme une huître on se referme dans une terreur du jugement : ne pas en être digne, le risque d’être raillé puisqu’on ne sait pas la démontrer ou la résumer cliniquement… Nous en revenons à l’irruption du comptable dans nos perceptions, dont je parlais plus haut… Et si j’étais la Grâce, je serai attristée de voir ces gens à qui je me manifeste s’enfermer ainsi, me laisser à la porte d’eux-mêmes, alors qu’iels pourraient simplement, comme tant d’autres, me contempler, me sourire, pleurer peut-être. On oublie si souvent que tout cela constitue aussi un souverain langage, on oublie si souvent que le Verbe se faisant chair implique nécessairement que les mouvements de la chair sont également un parler. Rester aveugle à cela et continuer à réclamer d’expérimenter la Grâce, ou l’allègement d’une intrinsèque douleur de vivre, revient à exiger qu’on allume toutes les lumières d’une habitation alors qu’on tient ses mains fermement serrées sur le lourd bandeau de crêpe noir qui entrave nos yeux.

Ici, je pense nécessaire d’établir une précision. Je ne me place nullement au-dessus de toi, Lecteur, ni des autres personnages ou situations qu’évoque ma prose. Je peux être parfois à côté, parfois même rentrer dans telle ou telle catégorie… J’élabore mon existence en souverain exercice de discernement, comme l’on attribue des catégories de saveurs à des aliments, de couleurs à des objets… Tu vois bien, il ne s’agit en aucun sens d’une échelle, mais bien d’une grille horizontale. Une Grille de parole, même, et là encore je ne cherche pas à étaler ma science, mais à partager les mots d’autres auteurs et autrices en espérant qu’iels t’apportent, Lecteur, des clefs de nouvelles pièces de ton propre et infini langage pour réjouir ton âme, ton cœur, ou ce que tu veux. Paul Celan, donc, dans ce recueil, dans « Ajustés au vent » formule :

Plus tard :
Crue de neige à travers tout séjour, libre
Un unique champ
Que chiffre une lueur : les voix.

Nos voix sont des lueurs qui chiffrent l’indicible d’un paysage indéfini. Chiffrent et défrichent, je veux le croire. Nos voix – qui peuvent être muettes et passer par un autre patois que les mots, tu l’as compris – entament à la fois le réel et l’imaginaire pour partager des perceptions. Dans ce grand bain de réalités plus ou moins imaginaires, nous trouvons à la fois le singulier et l’universel, à condition de garder une vertu cardinale : l’humilité. Courage et humilité, voilà bien ce qu’il faut pour se lancer dans l’aventure de l’écriture, de la formulation, de la communication, de l’existence en somme.

Pour te prouver que je suis comme toi, Lecteur, je te dirais que j’ai souvent des doutes. Ou plutôt un perpétuel doute raisonnable : tout cela a-t-il un sens ? Et cette question qui anime ma vie, loin de me rendre nihiliste, me confère une humilité : ce que j’énonce et que j’expérimente n’a peut-être de sens que pour moi seule, je ne peux obliger personne à me comprendre ni forcer qui que ce soit à rejoindre mes perceptions. Je ne suis peut-être qu’une mouette qui se prend pour un être humain, un être humain qui se prend pour une femme, une femme qui se prend pour une autrice, et ainsi de suite jusqu’à l’infini. Je ne suis peut-être qu’une vaste blague, mais qui discute – paraît-il – fort bien de nombreuses matières et qui, jusqu’ici, à rencontrer un certain nombre d’autres personnes tentant d’être des Hommes et s’en est fait tout à la fois des amis, des guides et des disciples, tout dépendant de l’heure et de la position des astres.

À cet instant très précis où j’écris, je suis animée d’une sourde amertume : mes grandes espérances, que j’entretiens si bien à coup de travail acharné et de prières, semblent être des horizons qui sans cesse reculent à mesure que j’avance. Les dernières années m’ont entraînée à être une Sisyphe remarquable par sa persévérance et l’entrain mis à rouler mon rocher, à agrémenter mon chemin de fleurs et de fruits, à repeindre quelques palissades, à converser au long de la route avec d’autres Sisyphes plus ou moins sympathiques. Et vois-tu, Lecteur, il y a toujours un moment où l’espoir se fatigue. C’est pour cela que l’humanité a inventé un autre concept, pour lui succéder et pouvoir, donc, survivre jusqu’à aujourd’hui : l’espérance. L’espoir se définit, il se précise, il sait ce qu’il attend, il sait à quoi ressemble l’Homme qui vient, et il sait par quelles épreuves il faut passer. L’espérance, elle, ne cherche plus, elle est tout entière dans l’accueil de ce qui vient, elle dit « oui », par foi et peut-être un peu par dépit, rendant ses forces à une transcendance, œuvrant par habitude et nécessité éthique. L’espérance surgit quand l’on continue à faire au mieux, avec si peu, depuis si longtemps, que l’on en vient à questionner le fondement de tout cela, l’utilité de tout cela, mais que, cependant, désespérer reste impensable. Il y a là un mystère total que je ne saurais verbaliser, et que je n’ose même effleurer, en réalité. Pour ne pas désespérer, on fait le silence sur ses attentes, le silence en son cœur, et l’on s’en remet, avec pourtant toute l’incrédulité possible, à quelque chose d’inconnu. Je souligne « avec toute l’incrédulité possible », car là aussi réside l’humilité. Peut-être n’agit-on au mieux que par habitude, par terreur du changement… Mais quelle joie indicible quand la moindre trace de l’espérance s’engouffre en nous ! Que l’âme se réjouit quand un gramme d’espoir vient à se réaliser, quand l’on voit croître la pousse que l’on croyait morte, quand on voit rosir un coin de ciel, quand on accroche le sourire d’un être… Quelle intensité lorsque l’on se rend compte qu’on ne fait pas si mal son métier d’Homme, quand revient la dignité et l’adelphité en toutes choses ! Quelle grâce et quelle lumière, quelle vie, puisque c’est ce que je veux !


© Marie Bellando Mitjans


2 commentaires sur « Centenaire – chapitre 1 »

  1. Après lecture et relectures, tout simplement éblouissant, parce qu’au fil des mots s’élève l’émotion, le ressentir du dire du verbe qui se fait chair.

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