Danilo Kiš : Psaume 44 + Un tombeau pour Boris Davidovitch

Vous savez, certaines écritures vous prennent à la gorge, vous oppressent. C’est exactement ce que fait Danilo Kiš. Il décrit la violence et l’arbitraire, se tient à mi chemin entre le réel, le vraisemblable et l’imaginaire, ce qui bien entendu fait douter de tout. C’est son but. Nous faire douter que ces crimes atroces, ces crimes contre l’humanité du XXe siècle (les purges staliniennes dans Un tombeau pour Boris Davidovitch, et la Shoah dans Psaume 44), ne soient que des erreurs de l’histoire, des monstres qui nous seraient étrangers. Il nous fait entrer de force dans la peau de l’être traqué, condamner par les circonstances, par certaines circonstances qui auraient peu être toutes autres mais n’auraient pas remis en cause sa condamnation. La sentence est implacable, la victime humaine, simplement humaine, cela aurait pu être nous, et le bourreau n’est pas un étranger, mais simplement un système, un fonctionnaire, qui pourrait également être nous. Finalement, c’est dans son style le plus froid et plus analytique que l’on se sent le plus perdu dans un délire implacable.

C’est dans Un tombeau pour Boris Davidovitch que l’on sent le même piège insensé que celui du Procès de Kafka, notre esprit se révolte. Tandis que dans le conte qu’est Psaume 44, un conte pétris de noirceur, de candeur, et d’un style si fluide : l’air nous manque, c’est notre corps qui réagit à son écriture et réclame de vivre. Notre corps qui refuse de croire aux passages mièvres, qui se désespère et agit comme Zhana, pour rien, sans réfléchir, par instinct. Ce qui est paradoxal, c’est qu’absolument aucun personnage ne génère la moindre empathie chez le lecteur. On ne s’attache pas aux personnages car ils sont somptueusement là comme des archétypes ou des facettes de nous-mêmes. Danilo Kiš va au-delà de l’identification : ses personnages sont suffisamment complexes pour être parfaitement crédible, et incroyablement creux pour que nous soyons certains qu’il s’agit de nous, ou, et dans le même élan ce qui est encore plus invraisemblable, de n’importe qui d’autre. Ses personnages sont des humains, des proies qui se débattent, mais ne sont jamais des victimes. Ce sont des êtres tentant d’empoigner la part de libre arbitre, d’espérance, de dignité qui leur reste pour en faire quelque chose dans ce monde qui s’obstine à les broyer.

Je recommande très fort, mais il faut avoir du courage : ce qui est dur ce n’est pas la langue ou le style, ni les faits racontés (la littérature concentrationnaire est en ce sens bien plus terrible), mais c’est une sorte de puissance hypnotique de l’évocation. Il se passe chez Danilo Kiš ce qui se passe dans le Fils de Saul*, l’histoire sort du terrible récit de survivant et du froid documentaire pour se muer en une fable intemporelle, implacable, profondément humaine et impliquante.

*le Fils de Saul est un film de Lázló Nemes, sorti en 2015, et multiplement récompensé (à raison selon moi, mais vous vous en doutiez). Le personnage principal (Saul) est un prisonnier juif hongrois d’Auschwitz qui, en octobre 1944, alors qu’il fait partie d’un Sonderkommando (groupe en charge des fours crématoires, régulièrement exécutés et « renouvelés » du fait de leur grande connaissance du système d’extermination) croit reconnaître son fils parmi les cadavres, et se lance alors dans la quête d’un rabbin pour enterrer son fils. Tout ceci est hautement symbolique et fait traverser au spectateur, de manière cauchemardesque et hallucinée, les plus sombres minutes d’Auschwitz en cherchant le salut, la dignité et la transcendance.

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