East.

Il fallait bien, un jour, reprendre le clavier. Même si tout paraît si vain, même si le monde s’effondre, même si les mots ne sont plus un rempart à rien puisque tant les galvaudent, les défigurent, les prostituent. Bien sûr qu’on veut faire. Mais quoi ? Comment réinventer encore son métier d’autrice, son métier de femme, son métier d’humain, comment alors qu’on a l’impression d’avoir déjà tant fait sur soi-même et de pouvoir faire si peu pour autrui. Y a-t-il aussi une fatigue infinie du maçon quand ne reste plus à poser que les dernières fenêtres ?

Je m’égare, je voulais parler bien sûr, de ma honte d’avoir engendré récemment un « roman pas ukrainien », qui pourtant se déroule en ces terres, évoque à la marge (car ce n’en est pas le propos…) un conflit qui était encore latent… Je m’en veux de je ne sais quel silence. Je m’en veux du regard des éditeurs qui y voient une exploitation du drame… Dans ce récit daté de 2018, que j’ai peut-être trop tardé à terminer, trop tarder à leur présenter. Je m’en veux d’être animée de ce genre de questions alors qu’on meurt à foison dans ces villes que j’ai appris à aimer, à distance, puisque leur visite réelle fut retardée par l’épidémie… de virus d’abord, de bombes ensuite. Je m’en veux, paradoxalement, de me sentir si proche, sans raison de sang ni de lignage. Comme beaucoup, je le sais, je me sens déchirée et impuissante, et bien sûr sale d’avoir l’impression de me plaindre et de parler de moi.

Et aux confins de cette alternance que je vis : questions de légitimité, questions de sens, questions d’inaction… L’identité ne tient pas longtemps hors de l’eau. On finit par avoir la marée au cœur comme disait Léo Ferré, et ne plus être qu’elle, et mourir des souffrances d’un autre, et pleurer du courage d’une autre, et… Je pourrais égrener tout cela, en plus de la stupeur et du néant qui parfois s’empare de mon être devant l’immensité des tragédies et plus encore face à l’indécence de certaines bêtises et ignorances. Je ne sais pas si je me fais comprendre, je ne suis pas sûre de vouloir tout à fait l’être. Laissez-moi, un peu, trouver une place dans les interstices du mystique et de l’émotion particulière qui cherche encore à trouver l’universel.

Je relis Saint-Exupéry. C’est ce qu’il y a de mieux à faire quand on cherche une foi en l’Homme, quand on a besoin d’une boussole éthique et complexe — parce que juste et mesurée — dans un monde en guerre, dans un monde qui s’effondre où on tenterait encore de marcher droit. Sa sagesse, sa clarté, ses révélations m’émeuvent et me sauvent. Car comment trouver encore les chemins qui relient encore l’âme, la vie et le cœur, autrement qu’en proclamant avec lui « Je ne saurai prévoir, mais je saurai fonder. Car l’avenir on le bâtit. » [Citadelle]. En répétant à chaque respiration l’effort de faire le plus juste. En refusant obstinément de ne pas être à ce qu’on fait, de ne pas mettre le minimum de gravité, de respect et de décence possible dans chaque acte, alors que nous jouissons encore du privilège de la vie, de l’avenir et de la paix. Que faire dans un temps d’urgence, car l’urgence bien qu’à nos portes, nous refuse pratiquement toute action concrète ? Se réformer en pensées, en gestes, en habitudes, s’ouvrir à la compassion et à la curiosité, trouver de nouveaux chemins, exercer sa liberté au plus vraie : se définir en relation au monde, en interaction, en solidarité.

Je ne sais comment finir ce texte, car je n’ai pas fini de me questionner sur ma place. Petit à petit, minute par minute, je recompose le puzzle. Choisir l’amour, choisir la lumière, choisir de ne pas détourner le regard.


Photo by Josh Chiodo on Unsplash


© Marie Bellando Mitjans

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